mercredi 4 novembre 2009

Guess Who's Coming To Dinner

Au chapitre des films sur les couples mixtes, le plus emblématique est sans doute Devine qui vient dîner de Stanley Kramer, avec le gendre idéal Sidney Poitier. Le film détonnait par son sujet, alors (déjà ?) tabou aux Etats-Unis où les Afro-Américains étaient encore soumis à la ségrégation. Mais à y regarder de plus prêt, malgré un antiracisme libéral -pas au sens de DSK ou de Sarko, hein ?!, plutôt de la gauche américaine blanche et aisée- il n'évite pas les pièges ni les caricatures séculaires (modernisées ici) de l'Oncle Tom ou de la Mammy...

GUESS WHO'S COMING TO DINNER
Stanley Kramer (1967)


Joey et John (Sidney Poitier), un jeune couple mixte, arrive en Californie pour faire accepter leur mariage à leurs proches. Les parents de Joey -farouchement antiracistes dans la théorie- qui trouvent toutes les raisons pour empêcher le mariage, et ceux de John (Roy Glenn & Beah Richards) qui s'y opposent farouchement. Et sans en dévoiler beaucoup, le film se termine sur un happy end.

Le scénario apparaît plutôt progressiste, mais, c'est l'idéologie du film qui est beaucoup plus intéresante à disséquer, en particulier le personnage de Poitier.D'abord, Joey présente John à tout le monde par son métier, « Docteur Prentice », donnant, par ce biais, le change face à sa « négritude » et les présupposés sociaux qui l’entourent. On apprend aussi que John Prentice n’est pas un simple docteur : il est spécialiste en médecine tropicale, connu du Doyen de l’Université de Hawaï, il a un ami dans la fac de Columbia, il a été enseignant à Yale et à Londres et a publié plusieurs ouvrages faisant référence, John est aussi directeur adjoint de l’OMS. Ces précisions sont égrenées tout au long du film, et ce n’est jamais John qui parle de lui-même. Elles ont pour fonction subjective de rassurer parents ou amis sur les qualités de cet « homme de couleur » (et plus encore le public, rappelant inlassablement que ce personnage est un Noir respectable).

Ainsi, dans un article sur Poitier (CinémAction, n°66), Sam Kelley explique que « Guess Who's Coming to Dinner provoqua la colère de nombreux Noirs qui considéraient comme une insulte le fait que le héros de race noire dût exhiber toutes les perfections alors que sa fiancée de race blanche n'en possédait aucune en particulier. »

Mais ce qui saute le plus aux yeux, c'est que Prentice/poitiers est complètement désexué
Les gestes d'amour relève du platonique, voire de la niaiserie : ils s’enlacent, se tiennent la main, la taille, se caressent amoureusement le visage,... Le plus chaud de leur relation à l'écran réside en un baiser sur la bouche (et encore sou le regard bien veillant d'un chauffeur de taxi
Comme pour appuyer la chasteté de son compagnon, Joey dit clairement à sa mère qu’ils n’ont pas couché ensemble et précise : "Il n’a pas voulu, c’est comme s’il craignait de me faire mal".

Le personnage de Tillie (Isabell Sanford) est lui aussi parlant : Tillie est une mammy moderne, elle en a tous les attributs physiques et moraux. Elle est forte, d’un certain âge et parle d’une voix grave. Elle porte un tablier. Elle a un caractère sec et entier. Certains « tics » sont semblables : attitude cambrée, main sur les hanches en signe de défit et de maîtrise… Elle est souvent dans la cuisine ou en train de faire le service (jusqu’à la dernière phrase du film, où après un prêche antiraciste du père de Joey, celui-ci lui dit « Alors Tillie, il est prêt ce dîner ? » - avouons que c'est assez symptomatique du paternalisme du film).Tillie ne cache pas son inimitié pour « le docteur Prentice », et plus généralement son attitude est hostile à tout métissage relationnel, sous prétexte qu’elle a "horreur qu’un homme de [sa] race se prenne pour ce qu’il n’est pas". Le réalisateur lui fait mélanger, avec un mépris identique, « les droits civiques », le pasteur King et "ces nègres fanfarons" adeptes du Black Power "qui fait du grabuge".

D'autres détails mettent la puce à l'oreille sur le progressisme limité du film et indique encore sûrement à quel public veut plaire le réalisateur. Ainsi, comme pour bien signifier que le racisme est quelque chose de bien partagé entre les Noirs et les Blancs, la famille de Prentice/Poitier est beaucoup plus opposée au mariage (et avec des arguments des plus rétrogrades) et cest le gentil Spencer Tracy qui fait un long monologue moraliste qui les convainc finalement...

A signaler tout de même, une brève apparition de D'Urville Martin...

En bref, tout en dénonçant les « préjugés raciaux », sur deux personnages noirs importants, Guess who’s coming to dinner nous présente deux figures issues de vieux stéréotypes, et accompagne la relation interethnique qu’entretiennent John et Joey d’une distanciation forcenée -et répétitive- entre John et un Noir dangereux, politiquement et sexuellement. Voilà donc un film hollywoodien qui s'adresse exclusivement la bourgeoisie blanche bien-pensante des années 60. Lorsque Poitier s'émancipera ces rôles gentillet et inoffensif, ce sera lui qui passera dernière la caméra...
...mais ce sera pour les prochains billets.

lundi 2 novembre 2009

Crooklyn

Comme dans Do the Right Thing, Spike Lee filme avec amour la vie dans le quartier de Bedford-Stuyvesant, mais cette fois dans les années 70...

CROOKLYN - Spike Lee (1994)


Eté 1973, Bedford-Stuyvesant, un quartier de Brooklyn à New York.
Carolyn Carmichael (Alfre Woodard) essaie tant bien que mal d'éduquer ses nombreux et turbulents enfants, en composant avec son mari Woodrow (Delroy Lindo), musicien sans le sou. Pour les enfants, le quotidien est fait de jeux, de discussions sur le perron de l'immeuble, de saut à la corde, de matchs de basket à la télé...
Mais le couple Carmichael peine à joindre les deux bouts, et s'engueulent fréquemment. Un jour, les parents profitent d'un voyage dans la famille de Woody pour y laisser leur fille Troy (Zelda Harris) quelques temps. La petite déteste Tante Song (Frances Foster) et son affreux chien, et à son retour à Brooklyn, le quotidien de la famille va changer...
Deux ans après sa fresque historique Malcolm X, Spike Lee livre là un film semi-autobiographique, tour à tour comique, intimiste et dramatique. Joie et Cinqué Lee (la sœur et le frère de Spike) co-écrivent le scénario avec lui.
On sourit en voyant le jeune qui rappelle Spike Lee, avec ses lunettes énormes et déjà fan des Knicks. La musique originale est signée Terence Blanchard ; mais le film est surtout rythmé par les hits de l'époque : "Pusherman" de Curtis Mayfield, "Hey Joe" d'Hendrix, "ABC" des Jackson 5, le thème de Shaft. C'est aussi l'occasion de voir des épisodes de "Soul Train", des pubs d'époque, des affiches de Muhammad Ali contre Frazier...

Malgré des débuts prometteurs (3ème au box-office), il peine à rentrer dans ses frais. Il faut dire que le film n'atteint pas les qualités des précédents, le scénario est parfois décousu et l'effet voulu de déformation de l'image (lors de toutes les scènes où Troy est chez sa tante) est assez désagréable. Cependant, cette comédie dramatique reste intéressante tant visuellement qu'au niveau de l'histoire, et à la façon presque sociologique dont Spike Lee filme Bedford-Stuyvesant et ses habitants. Ici, il n'y a pas de caïds ultra-classes, de drogués heureux ou des pimps rutilants. Juste des gens normaux essentiellement afro-américains, mais aussi asiatiques, italos, latinos...

Un petit mot pour celui qui incarne le père : Delroy Lindo est un acteur qu'on croise rarement (Malcolm X, Clockers, le téléfilm Soul of the Game, Romeo Must Die...) mais il dégage de lui un charisme rare et son interprétation apporte beaucoup au film.
Robi Reed dirige toujours le casting, mais l'on retrouve peu des acteurs fétiches des films précédents. Spike s'octroie un tout petit rôle de junkie, se croisent aussi Isaiah Washington, Ivelka Reyes, Vondie Curtis-Hall, Joie Lee, Bokeem Woodbine, Harvey Williams, Peewee Love, Rich Pierrelouis, Zay Smith (qui rejoue seulement dans Miracle at Santa Anna et est embauché comme assistant stagiaire sur Inside Man).
En plus quelques anciens : Frances Foster (qui débute dans Take a Giant Step, joue 20 ans plus tard dans A Piece of the Action, puis apparaît essentiellement dans des séries), Arthur French (Car Wash, The Wiz, Fingers, A Hero Ain't Nothin'...) et Norman Matlock (dont le premier film est le mythique Across 110th Street).
C'est le premier film sans Ernest R. Dickerson à la photographie, il est remplacé par Arthur Jafa (plutôt habitué des documentaires, il tient le même poste dans Daughters of the Dust et dirige la seconde équipe sur Malcolm X).